Pourquoi l’Arcom n’a jamais sanctionné Cnews pour manquement au pluralisme
L’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique a déjà sanctionné Cnews pour des informations ou des contenus problématiques, mais aucune sanction n’a été prononcée pour manquement aux règles de pluralisme. Reporters sans frontière a produit une nouvelle enquête visant à démontrer que ces manquements, avec une orientation clairement marquée à l’extrême droite, existent. Les chiffres de RSF sont contestés par l’Arcom. La chercheuse Camille Broyelle, spécialiste du droit des médias, cherche à comprendre ce qui pourrait conduire le régulateur public à interpréter la loi de façon minimaliste.
The Conversation : Reporters sans frontières accuse Cnews de ne pas respecter les règles du pluralisme et déplore l’absence de sanction de la part de l’Arcom. Dans quel contexte s’inscrit ce nouvel épisode d’un feuilleton déjà ancien ?
Camille Broyelle : Jusqu’en 2024, pour satisfaire l’exigence de pluralisme interne imposée par la loi du 30 septembre 1986 – c’est-à-dire l’expression des différents courants de pensée et d’opinion au sein même des programmes des chaînes de télévision, l’Arcom se contentait d’une répartition équitable du temps de parole des personnalités politiques, c’est-à-dire les personnes rattachées – formellement ou non – à un parti politique.
Tant que seules ces personnalités faisaient de la politique à la télévision, cette obligation d’équité était suffisante pour assurer le pluralisme interne. Elle ne l’était plus, cependant, quand les animateurs, les présentateurs, les chroniqueurs ont commencé eux aussi à militer en faveur de tel ou tel courant politique.
Reporters sans frontières a ainsi demandé à l’Arcom d’aller au-delà du temps de parole des personnalités politiques pour éviter qu’en méconnaissance de la loi, des chaînes de télévision, qui par ailleurs respecteraient l’équité des temps de paroles des personnalités politiques, se muent en médias d’opinion, c’est-à-dire en médias monochromes, militant en faveur d’un courant politique. Le refus opposé par l’Arcom a été contesté par RSF devant le Conseil d’État qui, le 13 février 2024, et a contraint l’Arcom de prendre en compte l’ensemble des programmes, afin que l’exigence de pluralisme interne posée par la loi soit respectée.
À la suite de cette décision, l’Arcom a adopté une délibération, le 17 juillet 2024, où sont énoncés trois critères sur lesquels se fonde désormais le régulateur pour apprécier le respect de la loi : la variété des sujets ou des thématiques abordés à l’antenne ; la diversité des intervenants dans les programmes ; l’expression d’une pluralité de points de vue dans l’évocation des sujets abordés à l’antenne.
Contrairement à ce qui a pu être écrit, il ne s’agit pas d’étiqueter les intervenants sur les plateaux ni de calculer de façon mathématique leur temps d’intervention – la délibération de l’Arcom le précise explicitement. Il s’agit de prendre en compte un faisceau d’indices (Qui parle ? De quoi ? Comment ?) qui, mis bout à bout, indiquent si, manifestement, la chaîne milite ou non en faveur d’un courant politique.
Il faut souligner ce point, explicitement mentionné dans la délibération du 17 juillet 2024 : l’Arcom doit s’assurer que les éditeurs n’avantagent pas « de façon manifeste et durable » un courant de pensée particulier. Contrairement au temps de parole des personnalités politiques, qui doit être distribué équitablement (cette obligation demeure), les chaînes de télévision ne sont pas tenues de représenter de façon équitable les différents courants de pensée et d’opinion. Elles doivent seulement s’abstenir d’en favoriser un de façon manifeste et durable. Cela signifie qu’il y a place pour une ligne éditoriale. En somme, le pluralisme interne imposé par la loi n’interdit pas aux médias d’afficher une tendance politique, il s’oppose seulement à ce qu’ils se muent en médias de propagande, la différence les uns et les autres n’étant pas qu’une différence de degré mais aussi de nature, car un média de propagande, qui s’est mis au service d’un courant de pensée, tend inévitablement à tordre la vérité et à méconnaître l’exigence d’honnêteté de l’information.
À la suite de la nouvelle enquête de RSF concernant Cnews, comment analysez-vous la réaction de l’Arcom ?
C. B. : RSF a souhaité vérifier si, au regard des critères dégagés par l’Arcom en 2024, le pluralisme interne était respecté par les quatre chaînes d’information en continu présentes sur la TNT (FranceinfoTV, LCI, BFMTV et CNews), c’est-à-dire si celles-ci avantageaient ou non « de façon manifeste et durable » un courant particulier de pensée et d’opinion. Tout au long du mois de mars 2025, des relevés systématiques et automatisés ont été effectués sur les quatre chaînes permettant de relever les intervenants et les sujets traités. L’analyse qualitative consistant à déterminer comment les sujets avaient été traités (de façon univoque ou de différents points de vue) a été menée, elle, au regard d’un thème, celui de la condamnation de Marine Le Pen. Au regard de l’ensemble de ces critères, RSF conclut a un avantage manifeste accordé par CNews à l’extrême droite.
Pourtant, dans le journal le Point, l’Arcom a contesté la façon dont RSF a apprécié le critère relatif à la diversité des intervenants à l’antenne et a considéré qu’aucun manquement au pluralisme interne n’avait été relevé. Il faut attendre des précisions de l’Arcom sur ses calculs, mais, l’affirmation est étonnante. Quiconque fait l’expérience de regarder quelques minutes les programmes de la chaîne CNews peut le constater : il s’agit bien évidemment d’une chaîne d’opinion, qui milite en faveur de l’extrême droite, ce que la loi du 30 septembre 1986 interdit, comme le Conseil d’État l’a rappelé.
Que répondre à l’argument selon lequel cette exigence de pluralisme interne constituerait une atteinte à la liberté d’expression ?
C. B. : Il s’agit d’une erreur de perspective, car cette exigence de pluralisme protège la liberté d’expression. La loi du 30 septembre 1986, qui régit le secteur audiovisuel, est destinée à réglementer l’activité des médias audiovisuels afin de protéger l’ordre public et, en priorité, le droit du public à une offre pluraliste de programmes. Ce droit dispose d’une assise constitutionnelle solide.
Comme le Conseil constitutionnel l’a affirmé et comme il continue de l’affirmer, la liberté de communication doit être lue à travers l’exigence de pluralisme, indispensable au fonctionnement de la démocratie : il permet au public d’être informé et, à travers lui, aux électeurs de voter de façon éclairée et libre. La liberté des médias audiovisuels est, selon la jurisprudence constitutionnelle et depuis une décision du 18 septembre 1986, au service du droit du public de disposer d’une offre audiovisuelle pluraliste et respectueuse de l’honnêteté de l’information non seulement dans le secteur public, mais aussi dans le secteur privé.
C’est ce droit à une offre audiovisuelle pluraliste et honnête que met en œuvre la loi du 30 septembre 1986 en interdisant sur la TNT des chaînes d’opinion ; l’expression « chaînes d’opinion » n’est pas inscrite dans la loi, mais ce sont de telles chaînes qui sont prohibées, puisque l’article 13 de la loi impose le « respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion ». Même si aujourd’hui, d’autres réseaux ont permis à d’autres médias de nourrir le débat public, les chaînes de télévision hertziennes occupent une position dominante pour structurer ce débat – c’est la raison pour laquelle les fréquences hertziennes restent très convoitées. Toutes les opinions ne pouvant être représentées sur le spectre hertzien, en raison de la rareté des fréquences, et surtout toutes les opinions ne bénéficiant pas nécessairement le soutien financier d’un groupe privé consacré à leur promotion, la seule façon d’assurer le pluralisme des idées, c’est-à-dire de permettre au public d’accéder à l’expression d’un large panel de courants de pensée et d’opinion, est d’interdire les chaînes d’opinion. Il n’y a pas là atteinte à la liberté d’expression. Il s’agit au contraire de la protéger en empêchant à un groupe de médias d’étouffer l’expression d’autres idées, du fait de l’avantage exorbitant dans la fabrication du débat public que lui donne le canal hertzien.
En imposant un pluralisme interne aux chaînes hertziennes, la loi du 30 septembre 1986 protège la liberté d’expression sur la TNT. Elle empêche sa capture par des intérêts privés. Aussi, lorsque certains médias dénoncent une atteinte à leur liberté d’expression, ils revendiquent en réalité un droit d’être en situation de position dominante dans la fabrication de l’opinion, comme si l’opinion pouvait constituer un marché, ce que le Conseil constitutionnel a également toujours récusé (CC, 18 sept. 1986) :
« En définitive, l’objectif à réaliser est que les auditeurs et les téléspectateurs qui sont au nombre des destinataires essentiels de la liberté proclamée par l’article 11 de la Déclaration de 1789 soient à même d’exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions, ni qu’on puisse en faire les objets d’un marché. »
Comment comprendre la difficulté du régulateur à sanctionner les chaînes qui ne respectent pas leurs obligations légales ?
C. B. : Le régulateur n’est pas très à l’aise avec l’exigence de pluralisme interne. Lorsque la décision du Conseil d’État avait été rendue à la suite de la saisine de RSF, l’Arcom avait réagi sur son site en déclarant qu’il s’agissait d’une interprétation renouvelée de la loi de 1986, alors qu’en réalité, le Conseil d’État se contentait de rappeler au régulateur la nécessité d’assurer l’effectivité de l’article 13 de la loi, selon lequel « l’Arcom assure le respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion dans les programmes des services de radio et de télévision, en particulier pour les émissions d’information politique et générale ».
Plus récemment, certaines déclarations ont clairement indiqué ce malaise. S’exprimant le 1er octobre 2025, devant la commission de la culture, de l’éducation, de la communication et du sport du Sénat, Martin Ajdari, président de l’Arcom a déclaré : « Le projet de loi relatif aux États généraux de l’information […] devrait apporter des inflexions importantes en matière de modernisation du contrôle des concentrations plurimédias. Il s’agit d’une modernisation du suivi du pluralisme externe qui pourrait être l’occasion pour le législateur de s’interroger sur la portée du pluralisme interne, lequel soulève de nombreuses questions. »
En d’autres termes, une éventuelle évolution de la mesure de concentration, supposée réduire la concentration dans les médias, elle-même censée renforcer le pluralisme, devrait conduire le législateur à restreindre l’exigence de pluralisme interne. Notons que Roch-Olivier Maistre, ancien président de l’Arcom, a défendu la même position quelques jours plus tard.
Outre le fait que ces analyses reposent sur une équation discutable entre diversité des opérateurs et diversité des contenus (équation que la loi du 30 septembre 1986 réfute en distinguant l’une et l’autre, art. 30-1, III, al. 2), cet appel à anticiper sur les effets potentiels d’une règle de concentration qui n’a pas été encore adoptée est significatif de l’embarras du régulateur. Celui-ci ne se limite pas, du reste, à l’exigence de pluralisme interne.
Probablement intimidés par l’argument de la liberté d’expression invoqué par les médias audiovisuels (lire Thomas Hochmann, On ne peut plus rien dire, Anamosa, 2025), probablement influencés par la conception absolutiste de la liberté d’expression énoncée par le premier amendement à la Constitution des États-Unis, diffusée à l’échelle mondiale par les plateformes, parce qu’elle sert leurs intérêts économiques, les régulateurs successifs ont toujours contesté leur qualité de « gendarme » de l’audiovisuel en soulignant que la loi du 30 septembre 1986 était une « loi de liberté », c’est-à-dire une loi de liberté des médias audiovisuels.
Ce n’est pas totalement faux. Mais il est essentiel de ne pas confondre la liberté des médias et la liberté d’expression des individus (Damian Tambini, Media Freedom, éditions Polity, 2021. La liberté des médias plie devant le droit constitutionnel du public à une offre audiovisuelle pluraliste et respectueuse, dans tous les cas, à « l’impératif d’honnêteté de l’information » (selon les termes du Conseil constitutionnel, le 18 septembre 1986).
L’Arcom dispose pourtant des outils permettant de faire respecter le pluralisme interne et l’honnêteté de l’information…
C. B. : Effectivement. D’ailleurs s’agissant d’autres obligations, comme le respect de l’honnêteté de l’information, ou l’interdiction des incitations à la discrimination, l’Arcom n’hésite pas à sanctionner, parfois lourdement. Ce fut le cas, par exemple, en 2021, au sujet des propos tenus par Éric Zemmour sur les mineurs étrangers isolés – « pour la plupart, voleurs, violeurs et assassins » – qui a valu à la chaîne Cnews 200 000 euros de sanctions financières (CSA,décision n°2021-2018 du 17 mars 2021 ou, plus récemment, en 2024, pour des déclarations de chroniqueurs selon lesquelles « l’immigration tue » ou encore pour la présentation d’une pseudo-enquête relative à la sécurité dans les villes.
Pourtant, de toute évidence, l’intervention de l’Arcom est plus que mesurée au sujet du pluralisme. Jamais, depuis la décision RSF du Conseil d’État et l’adoption de sa délibération propre (juillet 2024), l’Arcom n’a sanctionné la chaîne CNews pour méconnaissance du pluralisme interne. Seule, donc, une « mise en garde » a été prononcée par l’Arcom le 31 juillet 2024, à la suite de la décision du Conseil d’État du 13 février 2024 de statuer de nouveau sur la demande de RSF tendant à ce qu’elle mette en demeure la chaîne CNews ; sur l’échelle de la sévérité, la mise en garde est en deçà de la mise en demeure qui seule permet l’ouverture d’une procédure de sanction.
Au-delà du pluralisme, l’extrême prudence du régulateur s’observe désormais dans les modalités d’intervention qu’il s’est fixées. Récemment, devant le Sénat, le président de l’Arcom a déclaré : « Nous nous prononçons uniquement sur saisine, collégialement pour que l’on ne puisse pas nous reprocher de choisir nos cibles… »
La loi du 30 septembre 1986 ne le contraint nullement à un tel ciblage. On peut même douter qu’elle s’accommode de cette forme de renoncement à toute initiative dans les contrôles qu’elle charge l’Arcom d’effectuer. D’autant plus que le législateur a réglé, à un autre stade, la question en confiant à un rapporteur indépendant, et à lui seul, la décision d’engager des poursuites afin précisément de protéger les éditeurs audiovisuels d’une éventuelle partialité de l’Arcom (L. 30 sept. 1986, art. 40-7, 1°). La crainte d’un procès en impartialité : peut-être est-ce l’explication de la réserve de l’Arcom qui la conduit à laisser une chaîne de télévision méconnaître la loi.
Propos recueillis par David Bornstein.![]()
Camille Broyelle, Professeur de Droit Public, Université Paris-Panthéon-Assas
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
