Le bonheur s’achète-t-il en solde ?
Consommer nous rend-il plus heureux ? Les soldes nous rapprochent du bonheur ou, au contraire, nous en éloigne-t-il ? Selon l’économie du bonheur, toutes les consommations ne se valent pas…
Depuis le début des années 1970, l’économie du bonheur constitue un courant de recherche, au sein de la science économique, qui se propose de décrypter comment les comportements des individus influencent leur niveau de bonheur.
Si la relation entre revenus et bonheur a beaucoup occupé la discipline, de plus en plus de chercheurs s’intéressent désormais à la relation entre consommation et bonheur, sur un plan quantitatif – combien on consomme – comme qualitatif – ce que l’on consomme.
Est-on d’autant plus heureux que l’on consomme ? À l’instar de la relation entre revenus et bonheur, la réponse est clairement affirmative, que ce soit en Europe, aux États-Unis ou en Asie. Mais, comme pour le revenu, la consommation explique à elle seule très peu des différences de bonheur entre individus, entre 5 % et 15 %. Il existe beaucoup de personnes qui sont heureuses tout en consommant peu et, inversement, des individus très dépensiers qui sont insatisfaits de leur vie.
Impact éphémère
Cette absence de relation forte entre niveau de consommation et niveau de bonheur s’explique en grande partie par plusieurs mécanismes psychologiques.
Hormis quelques exceptions – chômage, handicap lourd, maladies chroniques ou dégénératives, etc., les humains s’adaptent aux chocs de vie, positifs ou négatifs.
La consommation, notamment de biens matériels, fait partie de ces événements qui ne laissent plus aucune de trace sur le bonheur à moyen long terme. Une fois l’achat effectué, nos consommations sont vite reléguées à l’arrière-plan de nos vies. Cette règle s’applique autant pour les petits achats – vêtements, déco ou high-tech – que pour les biens durables très onéreux comme la voiture ou le logement.
Les désirs se renouvellent et progressent constamment. Plus le niveau de vie augmente, plus les aspirations s’élèvent.
Cette montée en gamme (ou lifestyle inflation) s’applique à tout : logement, voiture, vêtements, restaurants, loisirs… À 20 ans on rêve d’un McDo et d’une chambre de bonne et à 60 ans d’un restaurant étoilé et d’une maison de maître. Dans nos armoires ou sur nos étagères, les consommations passées sont les vestiges visibles de désirs aujourd’hui dépassés.
Compétition sociale
S’ajoute aussi le mécanisme de la comparaison sociale : on fait l’expérience de son niveau de vie en partie cognitivement, en l’évaluant par rapport à celui des autres. Un niveau de vie élevé n’est pas gage de satisfaction s’il traduit un statut inférieur à celui de ses collègues, de ses voisins et de sa famille.
Ce n’est donc pas seulement notre propre consommation qui est importante pour le bonheur (positivement), mais également celle de notre entourage immédiat (négativement), du moins pour les consommations facilement observables – logement, voiture, vêtements, montres…
La satisfaction de la vie au sein d’un ménage augmente en fonction du rang de ce ménage en termes de consommation observable au sein de la même localité. D’ailleurs, lorsqu’un ménage gagne à la loterie, cela tend à augmenter les consommations observables des ménages dans ses alentours.
L’observation de biens de luxe chez les autres peut être particulièrement nocive pour le bonheur. Une étude a obtenu que plus la proportion de Porsche et de Ferrari est élevée dans une ville ou une région, et plus le niveau de bonheur moyen y était faible.
Privilégier les expériences
De nombreux travaux ont cherché à distinguer différents types de consommation selon leur intensité et selon la durabilité de leur impact sur le bonheur. Ils ont fait émerger une liste de consommations plus propices au bonheur :
les biens qui permettent de vivre une expérience, plutôt que les biens matériels ;
les consommations sociales, plutôt que solitaires ;
les formations diplômantes ;
les consommations statutaires, comme les biens de luxe.
Ces consommations ont la particularité de renforcer la connexion aux autres, d’améliorer l’image sociale ou l’image de soi, ou de contribuer à forger une identité.
Il est à noter que la liste n’est pas exactement la même pour tout le monde. Elle est modérée par les valeurs, la personnalité et les difficultés propres à la personne. Les biens matériels influencent plus le bonheur des personnes ayant des revenus modestes ou des valeurs matérialistes. Les valeurs matérialistes expliquent que la possession d’une voiture et sa valeur marchande sont particulièrement impactantes pour le bonheur des… boomers.
Plus la consommation est alignée avec la personnalité, et plus elle a généralement d’effet. Par exemple, les extravertis bénéficient plus que les introvertis des consommations sociales comme les sorties dans les bars et restaurants, et inversement pour les achats de livres.
Pallier les difficultés
Les difficultés du quotidien modèrent l’effet de la consommation sur le bonheur. La voiture est particulièrement importante pour le bonheur chez les personnes qui ont des problèmes de mobilité du fait d’une santé défaillante ou de l’absence d’alternatives. De même, le recours à des services pour gagner du temps est particulièrement efficace pour doper le bonheur des personnes qui en manquent (comme les parents en activité).
Ces dernières observations sont à relier à un autre mécanisme psychologique fondamental : le biais de négativité. Les émotions négatives affectent plus fortement et plus durablement l’évaluation de la vie que les émotions positives. On s’adapte en général moins rapidement aux chocs de vie négatifs qu’aux chocs positifs.
Les domaines de la vie pour lesquels on est insatisfait influencent plus l’évaluation générale de la vie que les domaines apportant satisfaction. Les consommations ont généralement plus d’effet sur le bonheur quand elles permettent de corriger un manque, plutôt que lorsqu’elles ajoutent du positif.
Plaisir de la transaction
Ces découvertes sont, pour certaines, plutôt intuitives. Néanmoins, les consommateurs peinent à en tirer les leçons pratiques du fait d’erreurs systématiques au moment des décisions. Par exemple, ils tendent à sous-estimer la puissance de l’adaptation aux évènements de la vie, notamment positifs, tout comme ils sous-estiment leurs changements de goûts et de priorités dans le temps.
Lors d’un achat, la quête du bonheur entre souvent en conflit avec la recherche d’une rationalité économique. La satisfaction attendue de la consommation est mise en balance avec le plaisir de la transaction, comme l’a montré le Prix Nobel d’économie Richard Thaler. En période de promotions, on se laisse aller à acheter des produits dont on n’a ni besoin ni réellement envie uniquement pour faire une bonne affaire. Le plaisir de la transaction est éphémère ; après coup on oublie vite avec quel niveau de remise l’achat a été réalisé.
Finalement, essayons de renverser la question : être vraiment heureux changerait-il notre façon de consommer ? Quelques études pionnières suggèrent que les personnes heureuses consomment différemment des autres : elles consomment moins (et épargnent plus) tout en ayant une consommation davantage orientée vers les sorties que vers les biens matériels. Ces études ne disent pas, en revanche, si ces personnes déjà très heureuses vont jusqu’à ignorer le Black Friday…![]()
Mickaël Mangot, Docteur en économie, spécialiste d’économie comportementale et d’économie du bonheur, conférencier, chargé de cours, ESSEC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
